Méthodes créatives, sociologie visuelle

Les méthodes que je mobilise sont liées à la sociologie que je pratique : la sociologie qualitative. Elle est « ancrée » ou « enracinée » dans la réalité étudiée. Elle s’élabore à partir du terrain, au fil des entretiens individuels et collectifs, de l’observation des territoires, des situations, des relations. Aux côtés de ces outils classiques de la sociologie qualitative, le carnet de terrain m’accompagne où je vais, prêt à accueillir les ambiances, les détails, la description des espaces, les ressentis. Mais d’autres outils et dispositifs méthodologiques sont imaginés pour permettre ce dialogue science-société qui est au cœur de ma démarche de recherche-action. C’est créer les conditions pour que les personnes se définissent elles-mêmes et que la sociologue puisse apprendre des enquêté.es et avec elles/eux. C’est aussi une manière de limiter les résultats prévus, en acceptant de produire une sociologie mouvante, en constante exploration. Ainsi, je propose aux enquêté.es de tenir des carnets intimes pour partager leurs visions du monde habité et des expériences vécues. Les causeries ouvrent des espaces d’échanges collectifs, incarnés et situés dans les territoires enquêtés. Et, d’autres méthodes créatives émergent des expérimentations sociologiques, comme les photographies participatives ou les reportages photographiques et sonores. Elles contribuent à faire émerger d’autres types de récits et invitent à considérer les multiples dimensions de la vie quotidienne, et de l’expérience : affective, visuelle, sonore, corporelle, spatiale, rationnelle… Je croise, j’interroge et je créé des méthodes pour favoriser la relation la plus juste avec les enquêté.es et pour construire la connaissance la plus complète (et complexe) possible de la réalité étudiée.

Les carnets intimes

La méthode des carnets intimes » est née au Venezuela, dans mes recherches sur la participation politique des femmes. Je cherchais à comprendre comment elles s’organisaient pour s’impliquer dans leurs quartiers et au-delà : déléguaient-elles certaines activités domestiques ou au contraire l’engagement s’ajoutait à des journées déjà bien chargées ? Qui prenait le relais, le mari, les enfants, les grands-parents, la sœur ? Je m’intéressais aussi à leur expérience. Qu’est-ce que ça changeait pour elles ? Leur rapport à elles-mêmes ? Les liens de voisinage ? Comment ça changeait la relation entre les hommes et les femmes ? Alors elles ont tenu ces carnets, pour raconter leurs journées et partager leurs expériences, dans une démarche où le sens et les sentiments pouvaient se rencontrer, en toute intimité. Plus récemment, au cœur de la pandémie de Covid-19, des enfants se sont prêté.es à l’exercice. Ils et elles ont exprimé leurs vécus, avec leurs propres mots, avec des dessins, des collages et autres supports les aidant à raconter ce quotidien, si particulier, qui a rythmé nos vies pendant près de deux années. Véritable « espace à soi », les carnets amènent de nouvelles pistes de compréhension, pour les enquêté.es et pour la sociologue.

EXPOSITION « Quotidien d’une pandémie: le regard des enfants » (Graphisme: Projet Scarlett)

Les photographies participatives

Le monde social est complexe et il est traversé de différentes dimensions qui coexistent, se nourrissent entre elles et se transforment mutuellement : l’espace, le ressenti, le paysage, les relations… Parfois, l’écriture peut limiter l’expression de certaines personnes, peu familiarisées à son usage ou l’associant à l’expérience scolaire qui peut être plus ou moins heureuse, plus ou moins aboutie. Aussi, dans ma trajectoire de chercheuse j’ai pu me confronter aux limites de l’écriture, ne véhiculant qu’une partie de la réalité étudiée. Les photographies participatives ont vu le jour à la croisée de différents besoins : celui de mettre des visages sur les récits pour rappeler la dimension incarnée des vécus, de partager les ambiances se dégageant des lieux et des activités des enquêté.es, le besoin de comprendre de la manière la plus juste possible leurs visions… Cet usage de la photographie par les enquêté.es répond au besoin de laisser les personnes se définir par eux et elles-mêmes.

Les reportages photographiques

Quand on travaille sur les quartiers populaires, l’angle d’approche est souvent celui des difficultés rencontrées par ces habitant.es. Les reportages photographiques et sonores ont été créées pour « donner à voir » et « donner à écouter » les ressources que les personnes ont mobilisées pour faire face à la crise du covid-19. Qu’est-ce qui les a aidées à tenir le coup ? Qu’est-ce qui restera associé à l’expérience de pandémie et de confinement généralisé de la population ? Ces reportages, menés dans différents territoires de la Région Nouvelle-Aquitaine (projet SCIVIQ), ont donné lieu à une collaboration recherche, photographie et captations sonores avec le collectif d’artistes LesAssociés. Et, ils ont donné naissance à un ouvrage où l’étude sociologique se fait par la photographie. Cet usage de la photographie avec les enquêté.es, devenu.es guides de ces explorations socio-photographiques, permet d’installer un dialogue entre les différentes parties prenantes de l’enquête. En même temps qu’elles contribuent à développer des connaissances sur un sujet en particulier, ces explorations peuvent documenter des situations où l’on s’intéresse, en même temps, à la diversité des vécus et à ce qui les relie.

Les causeries

La recherche-action que je pratique se caractérise par le souci de créer des conditions de partage et de circulation des savoirs (scientifiques, professionnels, citoyens), dans une démarche qui reconnaît leur égale contribution à la vie sociale. Les causeries proposent aux habitant.es des espaces collectifs et d’échanges informels, qui sont imaginés avec les organisations des territoires enquêtés (associations, centre social, établissement scolaire, résidence d’habitat jeunes…). Elles peuvent être assimilées à des ateliers de co-recherche. C’est une invitation à réfléchir ensemble à des sujets qui nous concernent tous et toutes, en se donnant les moyens d’apprendre de cette pluralité de visions et d’expériences qui font société. Elles peuvent donner lieu à des collaborations artistiques (certaines ont été animées avec la Cité’s Compagnie et ont donné lieu à la création d’un théâtre-forum), mobiliser des méthodes visuelles (avec des images comme support de prise de parole) et inspirer des illustrations, par la suite. Dans cette même démarche d’expérimentation, elles ne sont pas pré-définies et se construisent avec celles et ceux qui les investissent.